3 questions à Alexandra Serizay, Senior Executive, précédemment Directrice de la Stratégie, Innovation et Services Groupe chez Sodexo.

30/06/2025

“…Il faut concevoir l’IA comme un moyen d’approfondir la compréhension des métiers et d’accélérer la création de valeur”

Dans un contexte économique en mutation rapide et face à des enjeux profonds tels que l’adoption de l’IA, la transition environnementale et l’inclusion, les entreprises doivent repenser leurs modèles pour conjuguer impact et performance.
Dans ce cadre, nous avons interrogé Alexandra Serizay, dirigeante expérimentée, spécialiste de la stratégie et du développement dans des environnements internationaux complexes.

Diplômée de l’ESSEC, Alexandra débute sa carrière en 1997 chez France Télécom Transpac en tant qu’auditeur interne, avant de rejoindre Deutsche Bank à Londres en 1999, au sein de l’équipe fusions-acquisitions. En 2004, elle intègre le cabinet Bain & Company à Paris.

Elle rejoint HSBC France en 2011 en tant que membre du comité exécutif, responsable de la stratégie. Elle évolue ensuite au sein de la division Retail Banking & Wealth Management (RBWM), d’abord comme Directrice des opérations, puis comme Directrice adjointe en charge du développement clients et de l’offre.

En 2017, elle rejoint Sodexo comme Directrice mondiale de la stratégie pour la division Entreprises puis devient Directrice du cabinet de Sophie Bellon en 2020, avant de rejoindre le comité exécutif groupe en tant que Directrice de la Stratégie, Innovation et Services. Elle y accompagne la transformation du groupe jusqu’à son départ en 2024.

Alexandre est membre du conseil d’administration de Dexia et de Vinci Autoroutes.

Intelligence Artificielle : quel rythme d’adoption au sein des grandes entreprises françaises ?

Comment évaluer le rythme d’adoption de l’intelligence artificielle par les grandes entreprises françaises ? Quels sont, selon vous, les freins à une adoption large et rapide (technologiques, organisationnels, humains, réglementaires) ? Et quelles pourraient être les conséquences sur les effectifs : évolution des profils recherchés, transformation des métiers existants, redéploiement ou réduction de certaines fonctions ?

L’intelligence artificielle à proprement parler n’est pas une nouveauté dans les grandes entreprises françaises. Dès 2005, certaines entreprises utilisaient déjà des formes d’IA, notamment prédictives. Je pense en particulier au secteur des télécoms, qui avait développé des dispositifs de reconnaissance des numéros entrants dans les centres d’appels, permettant d’identifier les clients, de calibrer la réponse et d’ajuster l’offre de service en fonction du client. Cette approche reposait déjà sur une exploitation avancée des données et l’utilisation d’algorithmes.

Le changement majeur aujourd’hui, c’est l’émergence de l’IA générative, qui repose elle aussi sur l’analyse des données, mais ouvre des perspectives beaucoup plus larges. L’IA prédictive permet une efficacité opérationnelle décuplée : elle permet d’optimiser les coûts, de mieux cibler les services et d’affiner l’accompagnement de certaines catégories de clients et ainsi le développement commercial.

Le rythme d’adoption de l’IA varie fortement selon les secteurs. Il est influencé par plusieurs facteurs :

  • la nature de l’activité

  • la structure de l’organisation : centralisée ou décentralisée

  • le pool de talents disponibles et la culture d’entreprise

  • le degré de maturité et d’avancement technologique de l’entreprise

Dans certaines entreprises, la technologie est au cœur de leur identité et de leur culture, l’adoption de l’IA est évidemment plus facile. Pour d’autres entreprises, une évolution culturelle est nécessaire.  Dans ce cas, il faut mettre en place une formation des équipes de management. Comme nous l’avons fait chez Sodexo où de nombreux dirigeants ont suivi des parcours dédiés pour comprendre les enjeux et les cas d’usage de l’IA. C’est une condition indispensable pour diffuser une culture de l’innovation technologique et en faire un levier stratégique.

Il faut concevoir l’IA comme un moyen d’approfondir la compréhension des métiers et d’accélérer la création de valeur. Elle permet de redéployer certaines tâches vers des activités à plus forte valeur ajoutée. Par exemple, dans le secteur de la restauration collective, les équipes terrain peuvent se concentrer sur la qualité du service pendant que les tâches administratives et d’approvisionnement sont automatisées. La gestion des flux de personnes dans un site devient plus prévisible et donc optimisée, grâce à l’analyse des données et permet de calibrer l’offre et la gestion des espaces de manière précise.

Aujourd’hui, l’adoption de l’IA n’est pas encore suffisamment massive pour générer des réductions nettes d’effectifs. La généralisation de l’IA entrainera une transformation profonde des compétences requises.  Un processus de destruction créatrice schumpetérien par lequel certains métiers disparaitront et d’autres émergeront. Cette évolution permettra d’enrichir et de valoriser les fonctions de nos collaborateurs. Cela ne se fera pas sans formation et accompagnement dédiés.

Dans un contexte où la croissance est parfois freinée par des tensions sur le marché de l’emploi, les gains de productivité liés à l’IA seront essentiels pour soutenir le développement. En particulier en Europe, marquée par le vieillissement de la population. Nous devrons produire plus avec moins de ressources humaines.

Il me faut aussi mentionner le poids et les contraintes que les systèmes informatiques existants représentent à une adoption rapide de l’IA. En effet déployer l’IA suppose de maîtriser toute la chaîne de la donnée : la collecte, le nettoyage, le stockage, la gouvernance. Cela exige une architecture informatique robuste et moderne. Dans les entreprises B2B, par exemple, il est parfois difficile d’accéder à des données sur le consommateur final en raison d’un modèle qui n’était pas conçu pour cela à l’origine.

Dans ce contexte, la question de la souveraineté des données devient centrale. De nombreuses grandes entreprises choisissent de développer leur propre IA en interne pour mieux sécuriser et protéger les données sensibles. Si les acteurs du CAC 40 disposent des moyens financiers et technologiques nécessaires pour faire face à ces défis, les entreprises de taille intermédiaire rencontrent souvent plus de difficultés.

Normes environnementales : les entreprises françaises en font-elles assez ?

Faisons-nous de réels progrès en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre ? Les conseils d’administration des entreprises françaises sont-ils suffisamment mobilisés sur ce sujet, au-delà de la conformité réglementaire ? Quels leviers pourraient permettre d’accélérer la transition environnementale à l’échelle corporate ?

La question environnementale est profondément ancrée dans l’ADN de Sodexo, par exemple, la volonté d’avoir un impact positif – économique, social et environnemental – remonte à la création même de l’entreprise. Pierre Bellon avait déjà cette vision d’une entreprise responsable, bien avant que les cadres réglementaires ne l’imposent. La logique était simple et reposait sur un triptyque vertueux : un niveau de profit adéquat permettant de réinvestir dans le social, tout en poursuivant des objectifs environnementaux ambitieux.

Cette approche a été formalisée à travers le Better Tomorrow Plan, qui articule les engagements environnementaux de l’entreprise autour de 5 engagements et objectifs découlant du rôle de Sodexo en tant qu’employeur, de fournisseur de services et d’entreprise citoyenne et de son impact sur :

  • la nutrition

  • la santé

  • le bien-être

  • le développement des communautés locales

  • l’environnement.

Ce plan associe les objectifs proprement business à des indicateurs mesurant leur impact sur l’environnement, afin de garantir une dynamique vertueuse.

Aujourd’hui, nous faisons face à une surrèglementation, particulièrement en Europe. L’accumulation de normes a, dans certains cas, détourné l’attention des véritables enjeux. L’action en faveur de l’environnement est parfois perçue comme une obligation administrative plutôt que comme une opportunité stratégique.

La France, comme d’autres pays, devra probablement faire face à un réchauffement climatique de +4 degrés. Dans ce contexte, les entreprises doivent être soutenues pour agir rapidement et efficacement. Cela implique de fixer des objectifs clairs, mais de laisser une liberté dans les moyens mis en œuvre pour les atteindre. Les émissions varient considérablement d’un secteur à l’autre ; il est donc essentiel d’adapter les efforts en fonction des leviers propres à chaque activité.

Ce n’est pas une question de moyens, mais de résultats : il faut fixer les objectifs, et permettre aux entreprises d’adapter les moyens, tout en étant accompagnées et guidées si nécessaire par la puissance publique.

Les conseils d’administration sont de plus en plus mobilisés sur ces sujets, mais il reste du chemin à parcourir pour passer d’une approche de conformité à une approche de transformation. La transition ne peut pas se faire uniquement sous la menace de sanctions ou d’obligations déclaratives. Nous avons besoin d’une dynamique de valorisation des efforts, et non d’une logique punitive.

Enfin, pour véritablement accélérer la décarbonation à l’échelle des entreprises, il est crucial de replacer l’environnement au cœur du business model. Ce n’est qu’en liant performance économique et impact écologique que nous pourrons construire une transition durable, crédible et engageante pour l’ensemble des parties prenantes.

Diversité, Équité, Inclusion (D.E.I.) :

un phénomène de mode ou un mouvement de fond ?

La D.E.I. n’a-t-elle été qu’une tendance passagère ? À la lumière des récents reculs observés dans certains pays, assistons-nous à un retour à la situation d’avant ? L’Europe est-elle en mesure de tracer une voie différente de celle des États-Unis en la matière ? Quels sont les enjeux pour les entreprises et leurs politiques RH ?

Au sein du Groupe Sodexo, la diversité, l’équité et l’inclusion ne relèvent pas d’un phénomène de mode, mais bien d’un mouvement de fond étayé par des faits. Une étude menée en interne sur plus de 70 000 collaborateurs, sur une période de cinq ans, démontre que les équipes mixtes – en termes de genre notamment – sont systématiquement plus performantes en matière :  de rentabilité, de fidélisation client, ou de rétention des collaborateurs.

Les indicateurs sont sans appel : la diversité a un impact économique positif pour l’entreprise.

L’évolution du monde n’est pas uniforme. Il peut y avoir des retours de balancier souvent déclenchés par des évolutions trop rapides ou trop extrêmes. On peut observer des reculs dans certains pays, et les débats sur l’inclusion prennent parfois une tournure clivante. De mon point de vue, il s’agit de phénomènes temporaires. Le défi n’est plus tant l’exposition à la diversité, mais sa compréhension et son intégration.

La diversité des employés est un atout pour les entreprises et permet de bénéficier d’une complémentarité des talents et des intelligences. C’est l’opportunité et la responsabilité des dirigeants de fédérer cette diversité autour d’objectifs partagés.

Au sein du Groupe Sodexo, les équipes sont composées de profils extrêmement divers (genre, de culture, origine) mais la langue de travail est l’anglais. Cette diversité exige des efforts d’adaptation, y compris pour le Senior Management.

Sodexo opère dans les services, un secteur où la diversité de ses collaborateurs reflète directement celle de ses clients et consommateurs. Il est donc évident que la gouvernance et le management doivent incarner cette pluralité. L’inclusion pour Sodexo est un levier stratégique et opérationnel : elle enrichit les décisions, renforce la proximité avec l‘environnement dans lequel le Groupe évolue et contribue à un meilleur processus de décision.